Emeutes en Nouvelle-Calédonie : pourquoi l'Azerbaïdjan est accusé d'ingérence ?

Alors qu'un important mouvement de contestation embrase l'archipel depuis trois jours, le ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin accuse l'Azerbaïdjan d'ingérence. Mais qu'en est-il ?

L'Azerbaïdjan à la manœuvre en Nouvelle-Calédonie ? (Photo : Getty Images/iStockphoto)

Simple diversion médiatique ou véritables accusations reposant sur des preuves ? Invité sur France 2 ce jeudi 16 mai, le ministre de l'Intérieur et des Outre-mer Gérald Darmanin a été interrogé sur la situation extrêmement tendue en Nouvelle-Calédonie, qui vient de connaître une troisième nuit d'émeutes consécutive, en réponse à un projet de loi d'élargissement du corps électoral.

Alors que plusieurs organisations indépendantistes dénoncent une tentative de passage en force du gouvernement, le ministre a évoqué le rôle décisif, dans ce mouvement de contestation, joué selon lui par un état étranger : l'Azerbaïdjan. "Ce n'est pas un fantasme, c'est une réalité, a affirmé Gérald Darmanin. Je regrette qu'une partie des leaders indépendantistes calédoniens aient fait un deal avec l'Azerbaïdjan, c'est incontestable".

"Je veux dire qu'aujourd'hui, même s'il y a des tentatives d'ingérences, (...) la France est souveraine chez elle et c'est tant mieux", a ensuite conclu le ministre de l'Intérieur, qui n'a donc pas hésité à mettre en cause directement un état étranger. Sur quels éléments se base Gérald Darmanin pour porter de telles accusations ? Et quel peut être l'intérêt, pour l'Azerbaïdjan, de se mêler des affaires d'un archipel situé à près de 14 000 km de son territoire national ?

S'il est tout à fait possible que le ministre de l'Intérieur s'appuie sur des informations transmises par les services de renseignement français, il n'a toutefois indiqué aucune source pour étayer ses propos, se contentant d'asséner que la collusion entre l'état caucasien et les leaders indépendantistes kanak était "incontestable".

Gérald Darmanin fait peut-être référence ici au soutien diplomatique apporté depuis plusieurs mois par l'Azerbaïdjan aux mouvements indépendantistes en Nouvelle-Calédonie, mais aussi dans d'autres départements et territoires d'Outre-mer. En juillet 2023 a ainsi été fondé le Groupe d'Initiative de Bakou (Baku Initiative Group, BIG), émanation indirecte de l'état azéri, dont l'objectif est de "soutenir la lutte contre le colonialisme et le néocolonialisme".

Il est cependant apparu très rapidement, dans les communication du BIG, que leur croisade contre le colonialisme ciblait un pays en particulier : la France. Ainsi, d'après FranceInfo, environ 90% des publications du BIG sur les réseaux sociaux "concernent les Outre-mer français". Loin de se limiter à la Nouvelle-Calédonie, l'organisme affiche aussi son soutien aux velléités indépendantistes en Martinique, en Guadeloupe, en Guyane et en Polynésie Française.

Ces derniers mois, les liens entre l'état azerbaïdjanais et le mouvement d'autodétermination kanak n'ont en tout cas cessé de se renforcer. Au mois d'avril dernier, Omayra Naisseline, élue indépendantiste au Congrès de Nouvelle-Calédonie, a ainsi été reçue en grande pompe à Bakou. À cette occasion, un "mémorandum établissant des relations bilatérales" entre le Congrès calédonien et le Parlement azéri avait même été signé.

"L’Azerbaïdjan, dans son discours de défense du droit international, est un levier afin de nous constituer un réseau à l'international, avait ensuite précisé le président du Congrès Roch Wamytan, cité par FranceInfo. Nous sommes obligés de nous tourner vers des pays extérieurs pour appeler au secours." On comprend donc que du point de vue des leaders du mouvement indépendantiste, tout soutien extérieur est bon à prendre.

En résultat de ces liens étroits qui se sont tissés ces derniers mois entre les Kanaks et l'Azerbaïdjan, de nombreux manifestants ont affiché leur sympathie pour l'état caucasien au cours des événements des derniers jours. On a ainsi pu voir de nombreux drapeaux azéris s'agiter dans les cortèges, aux côtés du drapeau de la Kanaky, l'état libre souhaité par les indépendantistes.

Du côté azéri, on affirme qu'il s'agit d'hommages spontanés pour remercier l'Azerbaïdjan de son soutien diplomatique. "Nous n’avons rien préparé, affirme le directeur exécutif du BIG, Abbas Abbasov. Nos collègues qui travaillent avec des ONG se sont entendus dire : 'Nous avons hissé votre drapeau dans nos manifestations à notre seule initiative'." Selon FranceInfo, l'organisme aurait toutefois fourni des t-shirts porté par des manifestants et affichant leurs revendications.

En Nouvelle-Calédonie, plusieurs manifestants arborent des t-shirts fourni par le Groupe d'Initiative de Bakou (Photo : DR/FranceInfo)
En Nouvelle-Calédonie, plusieurs manifestants arborent des t-shirts fourni par le Groupe d'Initiative de Bakou (Photo : DR/FranceInfo)

En plus de ces prises de position officielles et de ce travail de lobbying, l'Azerbaïdjan agirait également dans l'ombre. Europe 1 affirme en effet qu'en décembre 2023, à l'occasion de la visite en Nouvelle-Calédonie du ministre des Armées Sébastien Lecornu, l'état caucasien avait mené une "opération de déstabilisation" pour parasiter le discours gouvernemental.

D'après l’analyste en relations internationales Bastien Vandendyck, proche du mouvement loyaliste en Nouvelle-Calédonie, l'Azerbaïdjan serait en fait engagé dans une stratégie de "représailles", en raison de la condamnation par la France des opérations menées par l'armée azérie dans la région du Haut-Karabagh. D'après l'exécutif azéri, la France est particulièrement mal placée pour dénoncer la colonisation du Haut-Karabagh, car elle occupe toujours aujourd'hui des territoires issus de son empire colonial.

Ainsi, en attendant des preuves de l'ingérence azérie avancée par Gérald Darmanin, les éléments à disposition semblent montrer que la cause indépendantiste kanak est surtout soutenue par l'Azerbaïdjan dans une perspective de querelle diplomatique avec la France, plutôt que dans une réelle volonté stratégique.

En tout état de cause, comme le rappelle l'anthropologue Benoît Trépied, chargé de recherche au CNRS et spécialisé dans les questions coloniales, les tensions qui agitent actuellement l'archipel ont des causes bien réelles, qui n'ont pas grand chose à voir avec l'Azerbaïdjan, mais qui sont en revanche intimement liées à l'histoire récente de la Nouvelle Calédonie, avec l'épineuse question de l'élargissement du corps électoral au centre des débats.

"Depuis trois ans, je ne crois pas que ce soit l'Azerbaïdjan qui ait poussé M. Macron à adopter cette stratégie du passage en force, a ainsi rappelé Benoît Trépied ce jeudi sur l'antenne de FranceInfo. Si l'État français s'est tiré une balle dans le pied avec la Nouvelle-Calédonie, il n'est pas étonnant que ses adversaires politiques en profitent, mais ce ne sont pas ces adversaires qui ont tiré, en l'occurrence."

"La crise, telle qu'elle explose en ce moment, est complètement imputable à ce qu'il s'est passé ces derniers mois, poursuit le chercheur. Il faut bien comprendre que le discours sur l'Azerbaïdjan est une excuse brandie par l'exécutif. Ce sont des éléments de langage politico-médiatiques, mais c'est évidemment une façon de détourner l'attention de la responsabilité du gouvernement."

L'Azerbaïdjan n'a en tout cas pas tardé à répondre aux accusations de Gérald Darmanin. Dans un communiqué adressé à différentes agences de presse, Bakou a assuré qu'elle rejetait "totalement les accusations infondées du ministre français".