Que signifie la dissuasion nucléaire européenne évoquée par Emmanuel Macron ?

En évoquant une approche européenne de la dissuasion nucléaire, le chef de l’État s’est attiré les foudres des oppositions, qui caricaturent sa position. Explications.

L’hypothèse a fait bondir, de la France insoumise au Rassemblement national. Alors que le chef de l’État se retrouve à (beaucoup) parler d’Europe en marge de la campagne pour les élections européennes, et dans le sillage de la menace que fait peser la Russie à travers la guerre en Ukraine, l’idée d’étendre le champ de la dissuasion nucléaire au niveau de l’UE a refait surface.

Emmanuel Macron l’a répété ce vendredi 2 mai, en évoquant les conditions de l’avènement d’une autonomie stratégique de l’Union européenne, enclenchant un vaste débat. « Je suis pour ouvrir ce débat qui doit donc inclure la défense antimissile, les tirs d’armes de longue portée, l’arme nucléaire pour ceux qui l’ont ou qui disposent sur leur sol de l’arme nucléaire américaine. Mettons tout sur la table et regardons ce qui nous protège véritablement de manière crédible », a déclaré le président de la République.

Depuis, plusieurs responsables politiques ont interprété cette déclaration comme un partage (voire un don) de l’arme nucléaire aux partenaires de l’UE. « Je ne souhaite pas partager la dissuasion nucléaire. La dissuasion nucléaire appartient aux Français, et elle appartient au président de la République sur délégation du peuple français », s’est indignée ce lundi 6 mai Marine Le Pen sur BFMTV, annonçant vouloir inscrire dans la Constitution le caractère inaliénable de ladite dissuasion. Même François Hollande a jugé sévèrement les propos de son successeur, qualifiés de « discussions de coin de table ». Ce qui lui a attiré les louanges de… Jordan Bardella.

Mais de quoi parle-t-on précisément ? En réalité, Emmanuel Macron n’a rien infléchi de la doctrine française. Pour s’en rendre compte, il suffit de jeter un œil à ce qu’il disait devant la 27e promotion de l’école de guerre en février 2020. « Soyons clairs : les intérêts vitaux de la France ont désormais une dimension européenne. Dans cet esprit, je souhaite que se développe un dialogue stratégique avec nos partenaires européens qui y sont prêts sur le rôle de la dissuasion nucléaire française dans notre sécurité collective », affirmait le chef de l’État.

Or, c’est bien en cas d’atteinte à nos « intérêts vitaux » que la France menace de dégainer l’arme ultime, en plus de l’engagement pris dans le cadre de l’article V de la charte de l’Otan concernant l’assistance mutuelle entre pays membres de l’alliance en cas d’attaque. Le tout en restant flou sur le périmètre de nos « intérêts vitaux » pour ne pas inciter l’adversaire à venir tester nos limites. Mais alors, élargir les « intérêts vitaux » du pays à l’espace européen constitue-t-il une rupture ? Pas vraiment, selon plusieurs spécialistes. « Il a toujours été question, depuis François Mitterrand, de prendre acte des solidarités de plus en plus importantes entre pays membres de l’UE », souligne auprès de l’AFP Bruno Tertrais, directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS).

« Emmanuel Macron n’a jamais appelé à un partage de nos armes nucléaires. Ladimension européenne” qu’il évoque existe depuis la création de la dissuasion nucléaire française, on y trouve des références dans le Livre Blanc [sur la défense] de 1972 par exemple », explique de son côté à franceinfo Héloïse Fayet, chercheuse à l’Institut français des relations internationales (Ifri) et spécialiste de la dissuasion nucléaire.

Dans ce document en effet, qui fait office de référence et fixe la stratégie de défense de la France, on y lisait précisément ceci : « La France vit dans un tissu d’intérêts qui dépasse ses frontières. Elle n’est pas isolée. L’Europe occidentale ne peut donc dans son ensemble manquer de bénéficier indirectement de la stratégie française qui constitue un facteur stable et déterminant de la sécurité en Europe. […] Nos intérêts vitaux se situent sur notre territoire et dans ses approches ». Le président de la République était alors Georges Pompidou.

Sur les réseaux sociaux, cette experte alerte régulièrement sur les raccourcis commis à ce sujet, que ce soit dans la presse ou dans la classe politique. Pourtant, malgré ces évidences pour les initiés, nombreux sont les politiques qui imaginent que Paris va subitement remettre ses codes nucléaires à ses partenaires européens.

Ce qui n’est pas le cas de l’idée du chef de l’Etat et qui de surcroît, aveugle sur les défis géostratégiques qui se présentent. Notamment dans la perspective d’une réélection de Donald Trump qui pourrait conduire au retrait du parapluie américain dont bénéficient plusieurs pays d’Europe. « Il y a un futur dans lequel les Américains maintiennent leur protection nucléaire et un scénario dans lequel celle-ci est cassée ou celle-ci disparaît », détaille Bruno Tertrais.

D’où l’intérêt pour la France, seule puissance nucléaire de l’Union européenne depuis le Brexit, de se projeter sur le sujet. D’autant qu’il n’existe pas, a priori, de monde où une frappe sur l’un de nos voisins n’entrainerait pas de riposte de Paris. Ce que résume en ces termes, toujours cité par l’agence de presse, Bruno Tertrais : « Il serait pour le moins imprudent pour un chef d’État adverse de considérer que faire peser une menace gravissime sur la Pologne ou la Roumanie (...) n’emporterait aucun risque de mise en jeu de la dissuasion nucléaire française ».

Même son de cloche pour Héloïse Fayet, auprès de franceinfo : « Avec la construction européenne, l’imbrication des intérêts vitaux est tellement forte qu’on ne peut pas imaginer que la Pologne, par exemple, soit atteinte sans que la France ne le soit en même temps ou peu de temps après ». Voilà de quoi Emmanuel Macron entend débattre.

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